MUSCAMEDIA À partir de Linceul, Texte de Frédéric Yvan


MUSCAMEDIA

À partir de Linceul, de Valérie Vaubourg

Frédéric Yvan

La Malterie

28 mai 2015

« La puissance des mouches, elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps. »

Pascal, Pensées

À l’ouvrage…

Femme sage reste à son ouvrage (2013). Apparemment, Valérie Vaubourg est à l’ouvrage : on l’imagine patiente, précise, délicate, brodant minutieusement figure et texte – une Blanche-Neige domestique et un proverbe français. Mais, à regarder plus précisément cet ouvrage de dame,  assurément non : la broderie est mécanique et le tambour est un leurre ; ouvrage en trompe l’œil.

Pourtant, et d’une toute autre façon, de Femme(s) modèle(s) (2003), à Linceul (2015), la plasticienne est à l’ouvrage. C’est à ce travail qui se déploie depuis une dizaine d’années que nous nous attacherons. Plus précisément nous nous intéresserons au devenir de celui-ci jusqu’à Linceul – la partie via le tout; élucider une démarche, déterminer un mouvement, repérer des transformations ; voies, nœuds, croisements.

Du trait au fil

Du papier au tissu

Tracer, broder

Si les motifs de Femme(s) modèle(s) (2003), sont des figures imprimées – sérigraphies –, les motifs de Linceul (2015) – des mouches – sont brodées ; du trait au fil et du papier au textile, il y a des modifications à l’œuvre ; changement de techniques et de matériaux qui manifeste une mutation de la pratique et donc de l’objet.

Femme(s) modèle(s) (2003) se présente comme un papier peint : motifs différents répétés en aplat imprimées en surface d’un papier. La même pratique est adoptée pour Pastorale (2004), La vie en rose (2004), et encore pour Cet été là, j’étais en vacances (2007) : les motifs et les scènes changent mais ce sont toujours des papiers peints. C’est avec Pour vivre heureux, restons cachés (2007) et avec Forêt enchantée (2011), que la pratique se modifie. Dans Forêt enchantée (2011) la technique apparaît mixte : aux motifs d’oiseaux dessinés au trait noir est associé un travail au fil rouge –

Changement doublement signifiant donc. Linceul (2015), n’est plus que fil(s) – celui du textile et celui du motif de mouche brodé. Le motif a pris de la consistance, de la matérialité, le rapport entre fond et surface, pour ainsi dire, s’est modifié : le tracé – motif – est alors moins une figure qu’un objet qui n’est plus dans une relation de surface en tant qu’il fait nœud avec l’étoffe. Le motif fait corps ; là précisément où le corps disparaît, se dissout, a disparu.

Une autre manière d’envisager la transformation à l’œuvre est de regarder les premiers  travaux de Valérie Vaubourg en négatif : non pas du point de vue des motifs imprimés mais de celui de l’entre – d’une répartition du vide, des interstices ou du dessin intersticiel pour ainsi dire. Comme le dit  Georges Braque – cité par François Jullien dans De l’Être au Vivre :

« cet « entre-deux » me paraît aussi capital que ce qu’ils appellent l’ « objet » »

La répétition de motifs est donc information, comme en négatif, de ce que Meyer Shapiro nomme le champ iconique – qui est le champ d’apparition de l’objet. De Femme(s) modèle(s) (2003) à Cet été là, j’étais en vacances (2007) on peut donc considérer ces papiers peints par les « trous » ou les « blancs » qui les font consister. Cette approche se perçoit plus clairement dans Motifs au grenades (2005). Une première version est un papier imprimé au motif serré et ou les « blancs » participent pleinement de la figuration du motif. Une seconde version radicalise le procédé : le motif est obtenu par perforation d’une plaque de plexiglas : les « blancs » sont devenus des vides ; c’est le rapport plein/vide – et non plus trait/blanc – qui devient signifiant. Le vide s’inscrit directement dans la figure. La perforation – associée au découpage – est reprise d’une autre manière dans Bouquet final (2010). Si Recherches (2013) et Chaperon (2013), des volumes en dentelle,  semblent rompre avec la pratique précédente, n’en sont-ils pas plutôt l’expression radicalisée ? En effet, Motifs au grenades (2005) n’est-il pas dentelle en puissance ? Et, originellement, les papiers peints qui précèdent ? La dentelle n’est-elle pas, mise à plat, une surface constituée de motifs répétés produits par un nouage particulier ? C’est comme si les papiers peints s’étaient progressivement transformés en dentelle qu’ils sont en puissance ; le trait devenant fil et le papier textile. Matériau devenant autonome et permettant alors de configurer par un vide – un autre vide – des fragments de corps animal (crânes d’oiseau, pattes de cheval) ; ou plus précisément l’absence ou la disparition de ces bouts de corps.

Ces deux lectures aboutissent à une expression de la dissolution du corps ; de la figure au vide.

Figure(s) et vide

Femme sage reste à son ouvrage (2013) est l’un des motifs de Femme(s) modèle(s) (2003) : une princesse domestique, une femme en smoking, une femme en burqa, une parturiente, une femme en bikini, une madone à l’enfant Jésus, et une femme au sexe d’homme (un troisième sexe). Mais ces motifs représentent cependant moins des femmes que des images – des modèles – en rapport à des stéréotypes. Ces figures sont sans visage et le corps n’y est toujours apparant que de façon fragmenté d’une part et comme simple support d’autre part. Les femmes modèles sont sans visage, anonymes, et leur corps réduit en fragments-signifiants social, biologique et érotique. Mais ces fragments de corps ne participent même pas d’un corps matériel et consistant : les languettes de ces figures sont adhérentes au corps et non au vêtement. Autrement dit, si ces figures, sortes de vignettes, manifestent certes par le trait l’aliénation des femmes– les stéréotypes comme des carcans imposés –, elles dévoilent plus précisément que derrière ces figures, il n’y a rien ; pas même un corps. Ces figures signifient finalement, en négatif pour ainsi dire, l’absence ou le vide de corps.

Les papiers peints Pastorale (2004), La vie en rose (2004), ou encore Cet été là, j’étais en vacances (2007), déploient d’autres motifs – des scènes plus précisément : violences policières et situations de combats militaires. Le corps semble davantage consistant dans cette série… sauf à la comprendre comme une série dont Pour vivre heureux, restons cachés (2007) participe.

Pour vivre heureux, restons cachés (2007) participe cette série tout en manifestant une transition dans le devenir du travail de Valérie Vaubourg. Déjà, les figures au trait disparaissent au profit de la silhouette – voire même de la tâche. La figure figurante s’est substituée à la figure figurée. Dans Phasmes, Georges Didi-Huberman distingue les « figures figurantes » des « figures figurées » : si la figure figurée est forme, aspect, eidos,  la figure figurante est « figure en suspens, en train de se faire, en train d’apparaître » ou de disparaître ; la figure figurante est figure en train de « se présenter », et non en train de « représenter ». Ainsi, les figures figurantes sont des figures qui semblent n’avoir « pas encore décidé à quoi elles vont s’identifier. »

Dans Phasmes, Georges Didi-Huberman, développe une parabole : « La parabole des trois regards ». Le philosophe distingue alors trois regards : « le regard pour veiller » qui est le regard du détail ou de la figure figurée, « le regard pour s’endormir » qui est celui de la figure figurante ou du suspens, et enfin « le regard pour songer » qui est le regard sans objet. Si le « regard pour veiller » est le regard commun pour ainsi dire, c’est-à-dire le regard des formes constituées et identifiables, le regard du monde comme ensemble d’objets déterminés et distincts, le « regard pour songer » est le regard de l’informe et de l’indétermination, le regard de l’immonde ; regard qui ne saisit ni aucun objet ni même aucune figure ; regard de l’impossible. Ainsi, le regard du visible s’oppose au regard de l’invisible – qui ne peut être objet du regard. Il ne nous est pas possible de regarder l’immonde, il est seulement possible d’entrapercevoir celui-ci par le « regard pour s’endormir ». Le « regard pour s’endormir » est un regard du/de seuil ; on ne peut figurer l’immonde, seulement le circonfigurer en négatif. Par lui, se révèle l’immonde, ou plutôt il se manifeste sans pouvoir apparaître dans sa réalité.

Dans Pour vivre heureux, restons cachés (2007), ces figures figurantes sont des silhouettes de soldats morts ; des silhouettes traitées en aplat de couleurs différentes sur une cimaise ; associées les unes aux autres – de façon non systématique comme dans les papiers peints précédents –  en une sorte de champ de morts. Dans une autre version de ce travail, les silhouettes sont découpées dans des tissus de laine et cousues ensemble pour former un patchwork. La forme découpée et couturée a remplace le trait imprimé en surface. Un patchwork qui forme une étrange couverture treillis : si le treillis est utilisé afin de se cacher, de se fondre dans le décor, de se dissimuler au regard de l’ennemi, il est ici manifestation de la mort ; l’objet manifeste la mort à laquelle précisément il sert à échapper ; façon de représenter l’immonde.

Jacques Lacan repère précisément l’émergence de cet immonde dans l’anamorphose – qui constitue en ce sens un seuil visuel. L’immonde ou l’invisible serait, pour Lacan, ce qui est hors symbolique et hors imaginaire, c’est-à-dire ce qui ne peut ni se dire ni s’imaginariser. Lacan nomme cela la Chose – das Ding. Ce que Lacan nomme la Chose peut cependant apparaître dans le champ de la représentation pour s’y inscrire entre ; et c’est sous la forme de l’anamorphose que la Chose trouve sa représentation privilégiée pour Lacan. Lacan affirme, à partir de son observation de Les Ambassadeurs d’Holbein :

« Donc, dis-je, l’intérêt pour l’anamorphose est décrit comme le point tournant où, de cette illusion de l’espace, l’artiste retourne complètement l’utilisation, et s’efforce de la faire entrer dans le but primitif, à savoir d’en faire comme telle le support de cette réalité en tant que cachée – pour autant que, d’une certaine façon, il s’agit toujours dans une œuvre d’art de cerner la Chose.  »

Le patchwork camouflage de Pour vivre heureux, restons cachés (2007), peut être saisi selon cette détermination. Des figures figurantes – corps informes – sont associées pour finalement former un ensemble qui constitue lui-même, dans sa totalité, une autre figure figurante – un champ de mort. Ce que cerne ce patchwork, ce que circonfigure cette manière d’anamorphose décontextualisée, c’est le champ de la mort ; autrement dit la mort elle-même ; dissolution et disparition des corps. Manifestation qui se produit par un effet de réversion  ; pour reprendre un terme de Georges Didi-Huberman.

« La réversion est une question de seuil. Dans la réversion, en effet, un seuil se chantourne sur lui-même, un dedans touche presque un dehors, et le contact virtuel entre les deux s’ouvrage, s’ouvre, devient seuil visuel. »

Pour vivre heureux, restons cachés (2007) est le moment où apparaissent, dans le travail de Valérie Vaubourg, la figure figurante, le fil et le textile ; qui se vont se développer selon d’autres aspects ensuite. Dans Bouquet final (2010) – bouquet ou fragment déchiqueté ? ; Forêt enchantée (2011) et la série Procnée et Philomèle (2013) – des oiseaux dessinés au trait noir cousus par des fils rouges (fil de mort ; cf. Nature morte (2013)) ; Recherches (2013) et Chaperon (2014) – crânes de dentelles ou dentelle qui informe le vide du corps ?–

La mort.

Inquiétante étrangeté

C’est dans le cadre d’une réflexion concernant l’esthétique que Freud consacre un essai en 1919 à la manifestation de l’Unheimliche. L’ Unheimliche – l’inquiétante étrangeté – aurait été, selon Freud, « négligé par la littérature esthétique proprement dite ».

Qu’est-ce que l’Unheimliche ?

« Sans aucun doute, ce concept est apparenté à ceux d’effroi, de peur, d’angoisse, et il est certain que le terme n’est pas toujours employé dans un sens strictement déterminé, si bien que le plus souvent il coïncide avec « ce qui provoque l’angoisse ». Cependant, on est en droit de s’attendre, pour justifier l’emploi d’un mot spécial exprimant un certain concept, à ce qu’il présente un fond de sens à lui propre. On voudrait savoir quel est ce fond, ce sens essentiel qui fait que, dans l’angoissant lui-même, l’on discerne de quelque chose qui est l’inquiétante étrangeté. »

Freud considère alors deux voies pour déterminer l’Unheimliche : « ou bien rechercher quel sens l’évolution du langage a déposé dans le mot « unheimlich », ou bien rapprocher tout ce qui, dans les personnes, les choses, les impressions sensorielles, les événements ou les situations, éveille en nous le sentiment de l’inquiétante étrangeté » ; voies qui conduisent au même résultat : « l’inquiétante étrangeté sera cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, et de tout temps familières ».

Une fois cette première définition formulée, Freud développe des considérations étymologiques et linguistique des termes Heimlich et Unheimlich ; et de leurs équivalents dans différentes langues. En langue allemande, l’étude étymologique nous apprend que unheimlich est l’opposé de beimlich ; heimlich étant le familier, l’intime, le connu, qui rappelle le foyer. Mais le terme de heimlich a aussi la signification de secret, caché, sournois, voire dangereux, de sorte que l’acception finit par se confondre avec son contraire unheimlich. En effet, on appelle également unheimlich ce qui devrait rester secret mais émerge, se manifeste. On passe donc insensiblement, dans le langage courant allemand, de heimlich à son contraire unheimlich. Cette analyse permet à Freud de conclure :

« Ainsi « heimlich » est un mot dont le sens se développe vers une ambivalence, jusqu’à ce qu’enfin il se rencontre avec son contraire « unheimlich ». « Unheimlich » est, d’une manière quelconque, un genre de « heimlich ». »

Le « Heimliche-Heimische », c’est-à-dire l’ « intime de la maison » », l’intime du lieu. Le plus familier est simultanément le plus étranger et c’est cette « étrange familiarité » ou cette « familiarité étrangère » qui provoque l’Unheimliche. Serait «  étrangement inquiétant tout ce qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti », écrit Freud.
Pour finir, Freud analyse différents exemples de situations courantes d’Unheimliche. Parmi ces exemples, il décrit deux situations concernant l’espace ou le lieu.

« Un Jour où, par un brûlant après-midi d’été, je parcourais les rues vides et inconnues d’une petite ville italienne, je tombai dans un quartier […] et je m’empressai de quitter l’étroite rue au plus proche tournant. Mais, après avoir erré quelque temps sans guide, je me retrouvai soudain dans la même rue […] et la hâte de mon éloignement n’eut d’autre résultat que de m’y faire revenir une troisième fois par un nouveau détour. Je ressentis alors un sentiment que je ne puis qualifier que d’étrangement inquiétant […]. »

« D’autres situations, qui ont de commun avec la précédente le retour involontaire au même point, en différant radicalement par ailleurs, produisent cependant le même sentiment de détresse et d’étrangeté inquiétante. Par exemple, quand on se trouve surpris dans la haute futaie par le brouillard, qu’on s’est perdu, et que, malgré tous ses efforts pour retrouver un chemin marqué ou connu, on revient à plusieurs reprises à un endroit signalé par un aspect déterminé. »

« Ou bien lorsqu’on erre ans une chambre inconnue et obscure, cherchant la porte ou le commutateur et que l’on se heurte pour la dixième fois au même meuble […]. »

Si ces trois situations ont en commun l’égarement, elles décrivent également un retour en un même lieu ; autrement dit un espace orienté par un seul point ; sorte de point d’aimantation pour ainsi dire. L’inquiétante étrangeté participe d’une insistance, d’un retour du/au même. C’est ce point qui est unheimlich : c’est-à-dire, comme ajoute Freud plus loin, qui est « le « Heimliche-Heimische », c’est-à-dire l’ « intime de la maison » », l’intime du lieu.

Ce qui insiste, dans le travail de Valérie Vaubourg, c’est le corps, ou plus précisément son absence.

À partir de l’excursus sur l’étranger de Georg Simmel, dans son ouvrage Sociologie, Lilyane Deroche-Gurcel montre que

« la distance […] signifie que le proche est ou devient lointain, tandis que l’étrangeté […] indique que le lointain devient proche. »

Autrement dit, poursuit l’auteur :

« Pour que prenne effet l’inquiétante étrangeté, il faut d’abord que le familier […] prenne ses distances, que le proche devienne lointain, et que, retour du dépassé ou du refoulé, le lointain devienne proche, soit que ce qui devait rester dans l’ombre en sorte. »

L’étrangeté est donc aussi une affaire de seuil. Quoi de plus proche que la condition féminine aliénée ? Quoi de plus proche que la réduction de la femme à quelques images stéréotypées ? Quoi de plus proche que les images de violence et de mort ?

N’est-ce pas précisément ces papiers peints ? Quoi de plus familier que le papier peint ? Quoi de plus familier et connu que la toile de Jouy ? Quoi de plus lointain – pour nous que la réalité de la violence et de la mort ?

Oxymore

En rhétorique, un oxymore ou oxymoron, du grec ὀξύμωρος est une figure de style qui vise à rapprocher deux termes que leurs sens devraient éloigner, dans une formule en apparence contradictoire. L’oxymore produit une situation inattendue – voire inconcevable en révélant l’absurde.

Cette inquiétante étrangeté et cette réversion tient en partie à la matrice oxymorique de certains travaux de Valérie Vaubours.

Il y a une matrice oxymorique dans ces toiles de Jouy. L’oxymore (« est fondamentalement transgressive en ce qu’elle associe et confond des champs lexicaux et sémantiques incompatibles ; dans la rencontre improbable, l’oxymore déploie un espace d’envahissement réciproque de lieux opposés, et déjoue donc toute délimitation, toute configuration différentielle.

C’est le motif de violence en toiles de jouy, c’est les fragments de squelette en dentelle, c’est aussi le leurre des mouches.

C’est, et peut être surtout, le rapport entre la techniques – des ouvrages de dame – et la thématique – aliénation, violence, mort.

C’est aussi le rapport des énoncés aux objets ; des titres aux ouvrages.

Linceul

Pièce de tissu s’apparentant à un drap dans laquelle on enveloppe un cadavre.

Il était autrefois traditionnellement fabriqué en toile de lin, d’où son nom. Au Moyen Âge, les défunts sont inhumés cousus dans leur linceul ; le drap de leur lit.

Linceul (2015) : pas de titre ambiguë – c’est le premier travail dont l’énoncé est sans équivoque, adhérent à son objet : une pièce de tissu brodée de mouches – à l’échelle 1 – éparses. La mouche n’est pas véritablement ici un motif : ce n’est pas le même motif répété, aucune mouche brodée n’est l’exacte répétition d’une autre. La mouche tient ici du dessin au fil, en volume, une forme évocatrice ; figures figurantes qui donne précisément une impression vibratoire produisant un effet de réalité.

Lors d’une discussion à bâton rompu, Valérie Vaubourg m’a fait part d’un souvenir qu’elle s’est rappelé alors. Étudiante aux Beaux-Arts, elle faisait un stage de styliste chez Boussac où on lui avait confié la mission de trier et de classer les archives – les motifs créés depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe. En triant ces archives lui apparaît un dessin de motif de mouche qui l’a beaucoup surprise. Quand je lui demande de me décrire ce motif, elle me répond qu’elle ne sait plus vraiment à quoi il ressemblait, mais, ajoute t elle, « il m’a marquée ». La mouche réapparaît dans Recherche () : brodée sur un napperon de dentelle sur lequel est en partie posée un crâne d’oiseau ; et déjà, elle signifie donc sa proximité avec la mort. Dans Linceul, crâne, dentelle et napperon on disparu : ne reste plus que mouches et textile.

Si, comme le théorise Lacan, la pratique artistique est une pratique qui met dans une proximité avec ce qu’il nomme la Chose – objet inaccessible et impossible qui aimante son désir et conditionne les circuits de sa jouissance –, la sublimation est comprise comme ce qui élève un objet à la dignité de la Chose. Mais, pour tenter de concevoir la Chose « impossible de nous l’imaginer » il faut la « contourner », la « cerner ». Si n’importe quel objet imaginaire peut avoir cette valeur de re-présenter la Chose, il faut cependant l’isoler, le cerner, le contourner. Ainsi, l’objet imaginaire sublimé ne sera pas inséré dans la structure signifiante, comme l’est n’importe quel objet imaginaire non sublimé ; il s’agit ainsi de désimaginariser cet objet ; ce qu’opère précisément le passage de Recherche à Linceul.

Distinguer le discours imaginaire de la manifestation du réel, c’est reconnaître qu’une image, ou un objet, manifeste autre chose que ce qu’elle raconte. Dès lors, la désimaginarisation est effort d’approcher la chose au plus près, tentative de cisrconscrire la chose le plus étroitement. Linceul, par son économie de moyen, participe de cette opération.

C’est pour cela que Linceul apparaît simultanément comme l’ouvrage le plus universel et le plus particulier des ouvrages de Valérie Vaubourg : l’universel de « tous les corps » et le particulier de « chaque corps ».

Dans une version de Linceul, des mouches imprimées sont associées aux mouches brodées, s’ajoute ainsi un effet de profondeur : comme si derrière l’étoffe il y avait aussi des mouches. Dessus, des mouches, dessous, des mouches ; partout des mouches rien et plus que des mouches. Surface plane, Linceul ne dissimule plus rien ; il n’est précisément plus trompe l’œil en révélant le néant du corps.

…Vanité

« La puissance des mouches, elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps. », écrit Pascal ; fragment des Pensées illustrant la vanité des hommes. Le crâne est l’objet le plus représentatif de la Vanité. Mais, s’il renvoie à la mort, c’est moins en tant que fragment de squelette que par le regard qu’il porte sur nous. Le crâne aux orbites vides, sans yeux, et précisément pur regard : il est le regard de la mort ; il est la mort qui nous regarde. Les mouches de Linceul s’affairent, elles sont à leur ouvrage et elles nous regardent aussi. Et elles nous regardent d’un regard qui signifie : « Depuis toujours déjà et à jamais tu es dépouille. »